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Projet de loi de finances 2025 | Moez Soussi, expert en évaluation des politiques économiques et des projets, à La Presse : «Nos ambitions doivent être empreintes de pragmatisme et de réalisme»

 

La gestion du budget de l’Etat, dans le contexte économique actuel, peut être considérée comme efficace. Elle a permis d’assurer la continuité des services publics tout en honorant les engagements de la Tunisie en matière de service de la dette.

Quels sont les principaux défis économiques auxquels le projet de loi de finances 2025 devra répondre ?

A ce stade, les grandes orientations du projet de loi de finances 2025 peuvent être appréhendées à travers le rapport publié en juillet 2024 par le ministère des Finances, relatif à l’exécution du budget de l’Etat au premier semestre 2024, ainsi que les hypothèses et perspectives budgétaires pour l’année à venir. Ce rapport met en lumière une augmentation des ressources de 13 % sur les six premiers mois par rapport à la même période de 2023. En revanche, les dépenses, hors remboursement du principal de la dette, n’ont augmenté que de 8,2 %. Ce résultat témoigne d’une certaine performance dans la gestion des finances publiques, renforçant les chances de maîtriser le déficit budgétaire, qui devrait avoisiner -6,5 % du PIB à la fin de l’année, contre -7,7 % dans la loi de finances rectificative de 2023. Un autre indicateur notable concerne l’excédent de 489,5 millions de dinars dans le solde budgétaire hors revenus des dons de privatisation et de confiscation. Cet excédent, bien que prévisible, s’explique par des économies significatives, voire des reports de paiement sur plusieurs postes budgétaires, notamment les dépenses d’intervention, dont le taux d’exécution n’a pas dépassé 25,7 %, épargnant ainsi 778,6 millions de dinars par rapport aux prévisions initiales. Cependant, le principal défi demeure la lourde charge du service de la dette publique (intérêts + principal), qui accapare à lui seul 31,7% du budget de 2024. Le financement de l’investissement public à travers le budget de l’Etat, incluant les dépenses d’investissement (5.274 millions de dinars) et les dépenses à caractère d’investissement (5.006 millions de dinars), s’élève à un total de 10.280 millions de dinars. Si l’on ajoute les investissements prévus par les entreprises publiques (5.632 millions de dinars), l’investissement public global atteindra 15.912 millions de dinars en 2024, soit 10 % du PIB. Contrairement aux idées reçues, l’investissement public se situe à un niveau remarquablement élevé, représentant plus de la moitié (52 %) de l’investissement total.

Le véritable enjeu se situe au niveau de l’investissement privé, actuellement en nette régression. Alors qu’il devrait représenter 75 % de l’investissement global, il ne pèse aujourd’hui que 48 %. Cette stagnation freine la croissance économique et s’explique par plusieurs facteurs, notamment l’effet d’éviction causé par les emprunts publics, en particulier internes, nécessaires pour soutenir le budget. Mais la cause la plus préoccupante réside dans la politique monétaire restrictive, qui maintient le taux directeur à des niveaux extrêmement élevés, étouffant ainsi toute dynamique d’investissement privé, et compromettant les perspectives de création de richesse et d’emplois.

En résumé, bien que la gestion budgétaire de l’Etat s’efforce de composer avec l’héritage lourd d’un endettement massif et improductif, il est impératif que la politique monétaire évolue vers une approche plus accommodante. Celle-ci devrait tenir compte des véritables besoins économiques du pays, en favorisant un assouplissement du crédit et une surveillance prudente de la politique de change. Bien entendu, les réformes structurelles restent essentielles, mais elles dépassent le cadre de notre discussion, centrée ici sur le budget de l’Etat pour une seule année.

Quelles sont les priorités économiques à mettre en avant dans ce projet de loi ?

Avant toute chose, il est essentiel de rappeler les priorités énoncées dans le document d’orientations de la loi de finances 2025, que l’on peut résumer en six points fondamentaux :

– Continuer à compter sur nos propres moyens en améliorant l’efficacité de la politique fiscale, principalement par la lutte contre l’évasion fiscale et l’économie informelle.

-Maîtriser la masse salariale en gelant tout recrutement dans la fonction publique et en excluant toute augmentation exceptionnelle, en se limitant à l’application de la convention du 15 septembre 2022, dont la dernière partie entrera en vigueur en janvier 2025.

– Limiter les dépenses de gestion en les plafonnant à une augmentation maximale de 4 %.

-Renforcer le rôle social de l’Etat, notamment par l’élargissement du nombre de familles bénéficiaires du Pnafn et l’augmentation des allocations monétaires destinées aux foyers les plus nécessiteux.

-Rationaliser les subventions tout en maintenant les prix des produits de première nécessité, avec un accent particulier sur la lutte contre la contrebande et la promotion de la production nationale de céréales et autres produits essentiels.

-Accroître les investissements publics, en priorisant l’activation des projets en attente ou bloqués, avec une attention spéciale aux projets à forte rentabilité économique, ainsi qu’aux grands projets hydriques et à la transition énergétique.

En dehors d’un ou deux points qui pourraient susciter le débat, il est difficile de remettre en cause la pertinence de ces orientations pour le budget 2025, car elles s’inscrivent en droite ligne avec le Plan de développement 2023-2025 et la vision «Tunisie à l’horizon 2035». Cependant, l’enjeu véritable réside dans les ressources budgétaires que l’Etat pourra mobiliser pour concrétiser ces priorités. A mon sens, il sera impossible pour l’Etat de réaliser simultanément ces six grands objectifs sans un recours accru au partenariat public-privé (PPP) et sans renouer pleinement avec nos partenaires financiers traditionnels. La capacité de la Tunisie à attirer des investissements directs étrangers (IDE) et à mettre en œuvre des projets de grande envergure dans une optique de partenariat gagnant-gagnant est cruciale.

Que signifie réellement «compter sur nos propres moyens» ?

Aujourd’hui, toutes les économies du monde sont interconnectées et dépendent de liens durables et fluides pour assurer la circulation des capitaux et des marchandises. En ce qui concerne la Tunisie, au vu de la structure de son économie et de son taux d’ouverture, il est improbable de relancer un cycle de croissance sans renforcer ses partenariats économiques, techniques et financiers. Nos ambitions doivent être empreintes de pragmatisme et de réalisme : bien que la Tunisie dispose d’un potentiel significatif, elle ne peut réussir seule. Le chemin vers un développement durable passe nécessairement par une coopération accrue et des relations économiques solides avec nos partenaires.

Comment évaluez-vous l’impact des récentes politiques budgétaires sur les finances publiques, et quels ajustements attendez-vous pour 2025?

Comme évoqué précédemment, la gestion du budget de l’Etat, dans le contexte économique actuel, peut être considérée comme efficace. Elle a permis d’assurer la continuité des services publics tout en honorant les engagements de la Tunisie en matière de service de la dette. En outre, les recettes de l’État ont augmenté à un rythme plus soutenu que celui des dépenses. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que cette amélioration s’accompagne d’un ralentissement inquiétant de la croissance économique. Alors que le taux de croissance prévu pour 2024 était de 2,1%, nous n’avons atteint que 0,6 % en glissement semestriel entre 2023 et 2024. D’ici la fin de l’année, il sera difficile de dépasser un taux de croissance de 1,1 % pour 2024.

Ce ralentissement entraîne des répercussions évidentes: une détérioration du pouvoir d’achat, une incapacité à réduire significativement le taux de chômage et, surtout, une hausse de la pression fiscale, qui devrait s’établir à 26,5 % en 2024, contre une prévision de 25 %. Il est évident que nous ne pouvons pas continuer à appliquer les mêmes règles et mécanismes qui se sont révélés obsolètes depuis plusieurs années. Il est crucial d’adopter des approches plus innovantes et plus réactives face aux impératifs économiques et sociaux actuels.

Pour 2025, il est nécessaire de mettre en place des ajustements significatifs. Nous préconisons une politique de ciblage de l’inflation (inflation targeting), une dynamisation des mécanismes de financement participatif (crowdfunding), un soutien renforcé à l’Économie Sociale et Solidaire (ESS), ainsi qu’une politique de partenariat public-privé (PPP) plus ambitieuse. En urgence, il est également indispensable de revoir la redistribution des subventions aux produits de base. Nous recommandons de réorienter les subventions des céréales vers celles des produits animaux, en s’appuyant sur l’Office national de l’alimentation animale, créé en janvier 2024 mais qui reste jusqu’à présent inactif faute d’allocations budgétaires suffisantes.

La conjoncture économique mondiale actuelle aura-t-elle un impact sur l’élaboration du projet de loi de finances 2025 ?

Il est bien connu que toute loi de finances repose sur une contextualisation à la fois internationale et nationale, et la loi de finances 2025 n’échappera pas à cette règle. Comme nous l’avons déjà souligné, la Tunisie est un pays à forte ouverture économique et ne peut, en aucun cas, ignorer les répercussions d’une conjoncture économique et géopolitique défavorable.

A l’inverse, toute amélioration à l’échelle mondiale peut être bénéfique et soutenir nos efforts économiques. Malheureusement, nous assistons actuellement à une flambée des cours du pétrole, après une période relativement favorable, notamment en raison du déclenchement du conflit au Proche-Orient. En l’espace d’une semaine, entre le 26 septembre et le 4 octobre, le prix du baril de Brent est passé de 70 à 78 dollars, avec des prévisions de clôture de l’année autour de 85 à 90 dollars. Par ailleurs, le cours du phosphate, l’une des principales exportations de la Tunisie, a connu une chute vertigineuse depuis novembre 2023, passant de 347 dollars la tonne à moins de 152 dollars actuellement. Cependant, il y a une note positive : le prix de l’huile d’olive se maintient au-dessus de 9.000 dollars la tonne, malgré un léger fléchissement ces derniers mois. De plus, les recettes touristiques et les transferts des Tunisiens à l’étranger restent des éléments clés de soutien à l’économie.

Toutefois, nous continuons encore à trébucher en matière d’attractivité de l’IDE, d’autant plus que les choix souverains de ne pas coopérer avec le FMI ne facilitent pas les choses en matière de levée des fonds pour financer l’action publique en matière d’investissement et d’appui budgétaire.

En matière de pouvoir d’achat, quelles sont les mesures qui devraient figurer dans cette loi pour protéger les ménages vulnérables ?

L’un des grands objectifs du projet de loi de finances 2025 est de renforcer le rôle social de l’État. Ce projet laisse entendre que le maintien des prix des produits de base sera assuré, et qu’aucune révision du prix des carburants n’est prévue. Bien que ce signal soit rassurant, le fossé croissant entre le coût réel des produits subventionnés et leurs prix administrés risque d’encourager la contrebande et une utilisation abusive de ces produits. Néanmoins, la véritable réponse à la protection du pouvoir d’achat repose sur deux leviers essentiels : la relance de la croissance économique, en perte de vitesse depuis 2020, et la maîtrise de l’inflation, qui, bien qu’en phase de désinflation, reste encore trop élevée. De notre point de vue, protéger les ménages vulnérables, dont le nombre ne cesse de croître en raison de la précarité et de la baisse du pouvoir d’achat, requiert une refonte du système de subventions. Il serait judicieux de transformer l’enveloppe dédiée aux subventions des produits de base en un complément direct aux revenue des ménages, tout en libéralisant les prix de ces produits pour éviter le gaspillage et les dérives liées à la contrebande. Compte tenu des contraintes budgétaires lourdes qui pèsent sur l’Etat, il sera difficile de trouver des ressources supplémentaires sans revoir en profondeur les règles du jeu, en adoptant une approche plus innovante, intelligente et réaliste.

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